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Editionsbericht
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Texte zur Baudelaire-Rezeption
Texte zur Verlaine-Rezeption
Texte zur Mallarmé-Rezeption
Texte zur Theorie und Rezeption des Symbolismus
Paris, janvier 1877.
I
[16. April, S. *1] Les romanciers tiennent à cette heure le haut du pavé littéraire. Mais les poètes, pour mener moins de bruit et avoir une place plus restreinte dans la faveur publique, ont ceci d'intéressant qu'ils occupent presque tous des situations nettes, et qu'ils sont faciles à classer. En les étudiant, on étudie le mouvement de la poésie française depuis le commencement du siècle.
Le caractère général des poètes actuels, je parle des poètes qui ont entre trente et quarante ans, est en effet de manquer d'originalité. Tous sont des reflets de leurs aînés; c'est à peine si quelques-uns ont apporté une note qui leur appartienne. Le romantisme se prolonge démesurément en eux; ils en restent la queue attardée. On sait quelle évolution s'est produite dans le roman. A la suite de Balzac, les jeunes romanciers se sont lancés dans l'enquète universelle, et chacun d'eux a fait des découvertes pour son compte, en se servant du même outil, l'analyse exacte. Aussi sommes-nous singulièrement loin de Notre-Dame de Paris et des autres romans de la période romantique. Pour des causes qu'il est aisé de dire, la poésie au contraire est restée stationnaire; nous en sommes toujours au lendemain des Feuilles d'automne et des Orientales.
Qu'on songe un instant au merveilleux éclat que jetèrent à leur apparition les vers de Victor Hugo. C'était comme un épanouissement nouveau dans notre littérature nationale. Le lyrisme nous était inconnu, nous n'avions que les chœurs de Racine et les odes de Jean-Baptiste Rousseau, qui aujourd'hui nous semblent si froids et si guindés. Aussi la secousse reçue par la jeunesse lettrée fut-elle immense, et cette secousse persiste-t-elle encore. Il paraît impossible que d'ici à longtemps aucune plante nouvelle pousse dans notre sol littéraire, à l'ombre du chêne immense que Victor Hugo a planté. Ce chêne du lyrisme romantique étend ses branches à l'infini, mange toute la terre, emplit le ciel, et il n'est pas un poète qui ne soit venu rêver sous lui, et qui n'ait emporté dans l'oreille la musique de ses oiseaux. Fatalement, toutes les voix qui s'essayent répètent cette musique. Il n'y a pas place pour d'autres chants dans l'air. On croirait, depuis quarante ans, que la seule langue poétique est la langue de Victor Hugo. Lorsqu'une époque a reçu une empreinte si profonde, les générations qui suivent en souffrent et font de longs efforts avant de pouvoir se dégager et retrouver le libre usage de leurs facultés créatrices.
C'est uniquement dans la poésie, je le répète, que Victor Hugo règne ainsi en maître souverain. Il est lui-même exclusivement poète lyrique; c'est là son génie, son titre d'éternelle gloire. D'ailleurs, si la prose a une souplesse qui lui permet de devenir l'outil par excellence de nos civilisations modernes, la poésie est d'essence stationnaire. En dehors des deux formules connues, la formule classique et la formule romantique, on ignore encore ce qu'elle pourrait être. C'est ce qui assure le long règne de Victor Hugo. On ne peut guère revenir aux vers pompeux et froids de la tragédie, on préfère rester dans la fantaisie superbe de l'ode. Et c'est à peine si quelques dissidents cherchent des sentiers, pour s'échapper du cortège qui suit docilement l'auteur de la Légende des siècles.
Cependant, il serait faux de croire que l'influence de Victor Hugo agit seule et avec une autorité incontestée. Alfred de Musset, lui aussi, a des fervents. Je ne parle pas des lecteurs, mais des disciples. On sait quel succès obtinrent les poésies d'Alfred de Musset, il y a une vingtaine d'années, après la mort du poète. De son vivant, il était surtout connu des délicats. Plus tard, ce fut parmi les femmes et les jeunes gens comme une révélation. La vente des Premières poésies et des Poésies nouvelles fut énorme. En province surtout, dans les plus petites villes, il n'y eut pas une jeune femme ni un échappé de collège qui ne possédât ces deux volumes. On comprend quelle dut être la popularité du poète: il répondait à un état d'esprit général, à un besoin de vivre et d'aimer. Les personnes qu'inquiétaient les solennités et les perpétuels grossissements de Victor Hugo, trouvaient dans Alfred de Musset un écho charmant et profond des drames de leur cœur; et je ne parle point ici du génie si finement français du poète, de son bons sens attendri, ni de ses sanglots si vrais et si simples. Cependant, les disciples furent rares. Victor Hugo, alors en exil, sur le piédestal gigantesque de son rocher de Guernesey, l'emportait. On lisait beaucoup Musset, on l'imitait peu. Ce fut seulement plus tard que des disciples de Musset plantèrent leur drapeau en face de l'étendard des disciples d'Hugo. Aujourd'hui, le champ clos est ouvert.
Un de mes étonnements est l'oubli où, peu à peu, Lamartine semble tomber tout entier. Lui, était venu le premier. Lorsque les Méditations parurent, il sembla qu'une voix descendait du ciel. Véritablement, la poésie romantique date de ce jour. Il était le précurseur, le vrai générateur. Et quel enthousiasme! Je n'ai qu'à évoquer mes souvenirs de jeunesse pour retrouver la place que Lamartine occupait dans les cœurs. Il y était le bien-aimé, celui avec lequel on rêvait. On admirait Hugo, mais on aimait Lamartine. Il avait pour lui toutes les femmes; on le laissait même entrer dans les pensionnats et dans les maisons religieuses. Il couchait sous l'oreiller, ouvrait aux âmes les plus honnêtes le ciel des amours idéales. Son nom même, si doux aux lèvres, paraissait être une caresse. On peut dire qu'il a été de moitié dans tous les amours de son temps, car il avait créé une façon de rêver et d'aimer, et les amants de l'époque se servaient de ses vers comme d'interprètes. Eh bien! c'est cet homme qu'on ne lit presque plus. Lui qui semblait si profondément entré dans le cœur de la nation, il en est sorti en moins de trente ans; un peu chaque jour, si insensiblement, qu'on éprouve une véritable surprise à constater le fait. J'ignore s'il a conservé la tendresse des toutes jeunes filles, dans les pensions et les familles; il n'y a pas dix ans, son nom s'était réfugié là, il avait encore des autels dans des coins d'innocence; mais je soupçonne qu'aujourd'hui il a même perdu ces asiles. Il n'est plus dans les conversations littéraires, je ne lis pas une fois en un mois son nom dans les journaux, ses livres enfin se vendent très mal. Je ne fais que constater, je ne juge pas cette ingratitude du public. D'ailleurs, cet oubli s'explique. La poésie de Lamartine était simplement une musique, une phrase mélodique qui coulait de source. Cela berçait et charmait. Au fond, il n'apportait qu'une plainte, une désespérance résignée, au lendemain du grand bouleversement de la Révolution et des guerres du premier empire. On sent combien cette musique dut toucher les contemporains. Seulement, les temps ont changé, on est entré dans une époque d'action; aussi n'est-il pas étonnant qu'on ne goûte plus aujourd'hui la rêverie flottante de ses vers. Il est trop loin de nous, trop perdu dans son nuage; en un mot, il ne correspond plus à notre état d'esprit. De là le silence qui se fait sur son nom et sur ses œuvres. Je ne lui connais pas de disciples.
Voilà donc les trois grands générateurs. Cependant, avant de conclure, je veux dire un mot des autres poètes qui ont jeté un éclat dans la première moitié du siècle. Alfred de Vigny est pour sûr oublié autant que Lamartine. Ses vers, si travaillés et si purs, ne se lisent plus que très peu. On a repris dernièrement à la Comédie-Française son drame de Chatterton et cette reprise a été accueillie d'une façon glaciale; le drame est en prose, il est vrai, mais je cite le fait comme un simple indice. Nous comprenons difficilement, à cette heure, cette production de 1830, dont les amertumes byroniennes, les mélancolies romantiques, les élans vers un idéal qui n'est plus le nôtre, nous déroutent et nous blessent. J'ajouterai que, d'ailleurs, Alfred de Vigny n'est jamais allé à la foule. On sait que son rêve était de s'enfermer dans une tour d'ivoire; il s'y est enfermé véritablement, et il y restera.
Je nommerai seulement Auguste Barbier, l'auteur des Iambes qui vit encore, dans un fauteuil de l'Académie. Ce poète, qui eut un éclair de génie dans son existence et qui tomba ensuite à une production médiocre, est un des cas caractéristiques de notre littérature. Beaucoup de personnes s'imaginent que l'auteur de la Curée et de l'Idole est mort depuis longtemps; et il est mort, en effet, bien qu'Auguste Barbier vive toujours.
Mais un cas plus caractéristique encore est le silence qui s'est fait autour du nom de Béranger. S'il fut un poète populaire, c'est bien celui-là. Dans ma jeunesse, pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, je me rappelle qu'on chantait ses chansons partout. Sous le second empire, cette mode vieillit, et aujourd'hui elle est complètement passée. Il est évident que cela devait arriver, car les chansons de Béranger ont presque toutes été rimées sur des actualités, et il était fatal qu'elles disparussent avec l'époque qui les avait fait naître. Mais ce qui est plus étonnant, c'est que Béranger n'ait pas laissé d'élèves. Après lui, nous avons eu Pierre Dupont, qui n'a pas duré. Puis, la lignée des chansonniers s'est brusquement interrompue. De nos jours, la chanson est aux mains de vaudevillistes, de faiseurs, qui ne savent même pas l'orthographe. Cela explique la qualité de nos refrains populaires. Toute la bêtise de Paris s'y étale.
Ainsi donc, il n'y a que trois générateurs: Lamartine, Victor Hugo et Musset. Ce sont les trois astres de notre ciel poétique, toute lumière leur est fatalement empruntée. Mais il faut distinguer. Lamartine n'exerce plus aucune influence appréciable, tandis que Victor Hugo continue à être le souverain maître de la jeune génération. La royauté ne lui est disputée que par Musset, qui compte quelques disciples fervents. C'est justement les petits-fils de ces poètes que je veux étudier, ce qui me permettra d'indiquer nettement le mouvement de la poésie en France, pendant ces vingt dernières années.
On remarquera que le romantisme, même avec les disciples de Musset, règne dans l'école. Sans doute, Musset a plaisanté les romantiques, et son scepticisme plein de bon sens le sauvait des ridicules de 1830. Mais il n'en a pas moins respiré les souffles lyriques de cette époque, et aujourd'hui encore les poètes qui procèdent de lui, tiennent quand même et malgré eux à la queue romantique. Peut-on espérer que bientôt une nouvelle [16. April, S. *2] formule poétique se développera? C'est ce que j'examinerai dans la conclusion de cette étude, après avoir constaté les diverses tentatives de poésie moderne que l'on a <faites> dernièrement.
II
[17. April, S. *1] Mais, avant d'arriver aux poètes de la génération actuelle, il me reste à examiner quelques figures intermédiaires, les enfants directs des chefs de 1830, dont nos poètes d'aujourd'hui ne sont en réalité que les petits-fils. Il faut connaître ces figures, si l'on veut comprendre le mouvement dans son ensemble. Je citerai deux poètes morts, Théophile Gautier et Charles Baudelaire, et deux poètes vivants, M. Théodore de Banville et M. Leconte de Lisle.
J'ai dit qu'il faut voir surtout en eux des intermédiaires, entre les poètes illustres du commencement du siècle et nos poètes contemporains. Cela est d'une justesse absolue. Ils ont eu sur ceux-ci une influence décisive. Nos poètes, en effet, ne procèdent pas directement de la pléiade romantique; ils ne voient Hugo et Musset qu'à travers Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Nous en sommes à la troisième période du romantisme.
Théophile Gautier commença le premier à figer la forme dans un travail d'orfèvrerie. On connaît ses Emaux et Camées, une suite de courtes pièces, taillées comme des pierres précieuses, ayant l'éclat et la transparence cristalline des agates et des améthystes. La pensée n'importait plus, les Orientales étaient dépassées par l'insouciance du fond et le mépris du sens commun. Il s'agissait simplement d'obtenir des bijoux de langue et de rhythme. L'école romantique devait en venir là, à la musique pure, sans paroles. Je dois ajouter pourtant que Théophile Gautier, peintre merveilleux, mais homme d'équilibre en somme, et n'ayant aucune note extrême, n'a jamais exercé une influence souveraine.
Le poète dont l'influence a été considérable, c'est M. Leconte de Liste. Je parlerai tout à l'heure d'un groupe de jeunes poètes qui, sans oser le déclarer tout haut, le mettent bien au-dessus de Victor Hugo, pour la beauté et la correction de la forme. M. Leconte de Lisle, qui a aujourd'hui cinquante-huit ans, est né à l'île Bourbon. Il a débuté tard, après trente ans. Mais, des ses premiers recueils, les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, il souleva une grande admiration dans la jeunesse lettrée. Sa grande force venait de ce qu'il avait trouvé une attitude. Après les échevèlements du romantisme, la frénésie du lyrisme à outrance, il arrivait en proclamant la beauté supérieure de l'immobilité. Être impassible, ne pas se laisser entamer par la passion, rester à l'état correct et pur d'un marbre devint d'après lui le suprême idéal. Il professa qu'une expression quelconque du visage, joie ou douleur, en déforme les lignes d'une façon hideuse. Dès lors, il rompit avec le moyen âge, il se réfugia surtout en Grèce et dans l'Inde. Ce fut une haine encore plus grande du monde moderne. Victor Hugo souvent daigne rester parmi nous, prendre sur ses genoux des petits enfants, décrire un coin de Paris. M. Leconte de Lisle se croirait déshonoré, s'il s'intéressait à de pareilles actualités. Il vit avec Homère, qu'il a traduit en rétablissant les noms grecs dans leur orthographe; il est biblique, il connaît à fond les dieux indiens, il se complaît dans les coins les plus obscurs et les plus solennels de l'histoire du monde. Et, comme il est merveilleusement doué du côté de la forme, il a écrit des vers qui ont vraiment une superbe allure. Nous n'avons pas, dans notre langue, des morceaux plus irréprochables ni plus sonores. Quelques pièces, entre autres celle intitulée: Midi, sont prodigieuses de netteté et de largeur. Seulement, M. Leconte de Lisle est souvent illisible, et je dirai tout à l'heure le mal qu'il a fait à notre poésie. Ce n'est pas, il est vrai, le romantisme fulgurant et emporté de Victor Hugo; c'est un romantisme plus dangereux encore, tournant à la perfection classique, devenant dogmatique, se glaçant pour imposer une formule de beauté parfaite et éternelle.
Baudelaire est, lui aussi, un maître très dangereux. Il a, aujourd'hui encore, une foule d'imitateurs. Sa grande force a été qu'il apportait également une attitude personnelle très accentuée. Il faut voir en lui le romantisme diabolique. M. Leconte de Lisle s'était raidi dans une pose hiératique, il restait à Baudelaire le rôle d'un démoniaque; et il a cherché le beau dans le mal, il a, selon une expression de Victor Hugo, "créé un frisson nouveau". C'était, au fond, un esprit classique, de travail très laborieux, apportant une monomanie de purisme. Aussi n'a-t-il laissé qu'un recueil de poésies: les Fleurs du mal. Je ne parlerai pas des étrangetés voulues de sa vie; il avait fini par être la propre victime de ses allures infernales; il est mort jeune, d'une maladie nerveuse qui lui avait enlevé la mémoire des mots. Au demeurant, il s'est fait dans notre littérature une place à part qu'il gardera. Certaines de ses pièces sont absolument superbes de forme, et j'en connais peu qui soient d'une imagination plus sombre et plus saisissante. On comprend quelle admiration il souleva parmi les jeunes gens, qui aiment les audaces. Après lui, tout un groupe a raffiné sur l'horreur. C'est toujours du romantisme, mais du romantisme aiguisé d'une pointe satanique.
A côté de Baudelaire, je mettrais M. Théodore de Banville, qui est resté un romantique pur. Celui-là est le barde par excellence; il chante pour le plaisir de chanter. On se le représente avec une lyre comme Apollon, couronné d'étoiles, jetant autour de lui une lueur d'astre. Il prend toutes choses en poète, avec un dédain suprême du réel, ne croyant qu'à la réalité de l'impossible, vivant dans l'azur, se nourrissant de paradoxes et de rimes. Chez lui, l'imitation de Victor Hugo est immédiate. De travail aisé, il a beaucoup produit. Je citerai les Cariatides, les Stalactites, les Occidentales, surtout les Odes Funambulesques, un recueil qui a plus fait à lui seul pour sa réputation que tous les autres réunis. Il s'y est livré à une fantaisie de rhythmes très curieuse, il y a parodié en poète exquis les plus célèbres pièces de Victor Hugo. Ce livre seul suffirait à caractériser son talent, qui est surtout fait de souplesse et d'abondance. On sent chez lui l'amour des vers pour leur musique et leur éclat. La rime a toujours une richesse superbe. La versification ainsi entendue devient un art délicat, très compliqué et très charmant, qui se suffit à lui-même et dehors de l'idée. J'insiste, parce que, tout à l'heure, nous allons voir la grande majorité des poètes contemporains entendre la poésie à la façon de M. de Banville, comme un arrangement savant de syllabes chantant des airs sur des motifs donnés.
Maintenant, j'arrive à la génération actuelle. Nous pouvons constater où le romantisme de Victor Hugo, de Musset et de Lamartine en est arrivé aujourd'hui, après avoir passé par Théophile Gautier et Baudelaire, par MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville.
III
Vers 1860, sous le second Empire, la poésie n'était pas en grand honneur. La vogue des journaux à informations, le succès de la littérature courante et facile, semblaient avoir détrôné les vers pour longtemps. Seule, la Revue des Deux Mondes osait publier de loin en loin un court poème, et encore choisissait-elle le poème le plus incolore et le plus médiocre possible. En un mot, le mouvement poétique, après l'éclat superbe de 1830, paraissait arrêté.
Ce fut alors qu'un groupe de jeunes poètes inconnus commença à se réunir chez M. Xavier de Ricard; lui-même écrivait et songeait à fonder une Revue. Mais le groupe ne tarda pas à prendre pour lieu de réunion le salon d'un autre poète, M. Catulle Mendès, qui plus tard épousa la fille aînée de Théophile Gautier. M. Mendès arrivait de Bordeaux avec une activité toute méridionale, un besoin de se produire et de produire les autres. Il ne tarda pas à être en quelque sorte le chef de tous les rimeurs de Paris. On se voyait chez lui presque chaque soir, son salon était un refuge; il y a certainement reçu, pendant dix années, tous les poètes qui ont débarqué de la province. D'ailleurs, ce rôle s'expliquait, M. Mendès ne s'en tenait pas aux théories, il fondait des Revues pour publier les vers du groupe; sans doute ces Revues ne vivaient pas, on était bien content quand elles duraient six mois; mais, comme elles se succédaient, la petite armée qui marchait derrière M. Mendès, ne perdait point courage et emboîtait le pas avec conviction. Ajoutez que M. Mendès était un agréable compagnon, très sympathique et très lettré, faisant les vers avec une habileté prodigieuse, et vous vous expliquerez la réelle influence qu'il a exercée sur le mouvement poétique contemporain.
Cependant, ce groupe de poètes avait besoin d'une étiquette. On les baptisa d'abord les Impassibles, faisant allusion à la rigidité marmoréenne de la beauté plastique qu'ils poursuivaient. Mais ce mot ne tint pas, et bientôt ils furent connus sous le nom de Parnassiens. Il faut dire qu'un éditeur, M. Alphonse Lemerre, qui débutait alors, voulut bien publier un recueil de vers intitulé: le Parnasse contemporain, et dans lequel chaque poète du groupe donna une pièce. Ce fut ainsi que l'appellation se trouva consacrée.
Naturellement, ces jeunes poètes faisaient bande à part. Vivant à une époque qui était très hostile à la poésie, se sentant entourés d'indifférence et de railleries, ils devaient se cloîtrer dans le coin où ils se réunissaient, fermer les portes et les fenêtres, faire de la poésie une véritable religion. Fatalement, les pratiques idolâtres, les entêtements de sectaires, les exagérations de fanatiques allaient trouver là un excellent terrain. La persécution appelle la dévotion outrée. Aussi le mouvement poétique qui se déclara eut-il tous les côtés étroits d'une chapelle fermée. Ce n'était plus la belle évolution de 1830 s'accomplissant au grand soleil, au milieu d'une époque folle de poésie; c'était une conspiration d'illuminés, se reconnaissant à des gestes franc-maçonniques, à des formules bizarres. Comme les fakirs de L'Inde qui s'absorbent dans la contemplation de leur nombril, les Parnassiens passaient des soirées à s'admirer les uns les autres, en se bouchant les yeux et les oreilles, pour ne pas être troublés par le milieu vivant qui les entourait.
[18. April, S. *1] Alors, un nouveau romantisme fut créé, ou plutôt la queue romantique s'allongea d'un nouvel anneau. Victor Hugo, pour le grand public, restait bien toujours le chef indiscuté. Mais, pour les initiés, il n'était vraiment que le chef honoraire. Les Parnassiens avaient adopté le rite plus pompeux et plus correct de M. Leconte de Lisle. Quelques-uns faisaient leurs dévotions à Baudelaire. Tous reconnaissaient la souveraineté de la forme, tous juraient de bannir les émotions humaines de leurs œuvres, comme attentatoires à la majesté des vers. Il fallait être sculptural, sidéral, se placer en dehors des temps et de l'histoire, mettre son génie à trouver des rimes riches et à aligner des hémistiches aussi durs et aussi éclatants que le diamant. Aussi les Parnassiens allèrent-ils choisir leurs sujets dans les époques mythologiques, dans les pays les plus lointains et les moins connus. Chacun d'eux prit une spécialité. Il y en eut qui habitèrent les contrées du Nord, d'autres, l'Orient, quelques-uns, la Grèce; enfin, d'autres campèrent parmi les étoiles. Pas un, au commencement, ne parut s'apercevoir que Paris existait, qu'il y avait des fiacres et des omnibus dans les rues, que le monde moderne, si puissant et si large, les coudoyait sur les trottoirs.
Avec des théories si étranges, le mouvement que les Parnassiens voulaient déterminer était à l'avance frappé de mort. Ce ne pouvait être là qu'une fleur artificielle qui se fanerait vite, parce qu'elle ne poussait pas dans le terrain de l'époque. Il faudrait avoir assisté aux réunions des Parnassiens pour se douter des ambitions folles et puériles qui les gonflaient. Ils croyaient fermement qu'ils allaient révolutionner les lettres. La vérité est qu'ils n'ont pas tardé à se débander, et qu'aujourd'hui leur groupe n'est plus qu'un souvenir.
Je leur rends justice, d'ailleurs. Ils aimaient la poésie avec une passion très noble, et c'était déjà une chose fort recommandable que de ne pas céder aux succès faciles du journalisme et de s'enfermer pour faire leurs dévotions aux Muses. Leurs pratiques étaient enfantines, dangereuses même; ils n'en conservaient pas moins le culte de la littérature, au milieu d'un âge qui se précipitait à toutes les jouissances immédiates. D'autre part, on ne saurait leur refuser un don merveilleux, celui de la forme. Ils ont poussé la science des vers à une perfection incroyable. Jamais, à aucune époque, on n'a rimé avec une largeur plus grande. La langue française, sous leurs doigts, a été travaillée comme une matière précieuse. Les plus médiocres sont parvenus à laisser des pièces d'une facture irréprochable.
Je ne puis tous les nommer, mais j'indiquerai les principaux d'entre eux. D'abord, je parlerai de M. Mendès, qui a apporté le talent d'assimilation le plus extraordinaire que je connaisse. Il a fait successivement du Victor Hugo et du Leconte de Lisle, d'une beauté magistrale; les deux maîtres auraient pu reconnaître et signer ses vers. Malheureusement, l'originalité lui a toujours manqué. Il semble trop intelligent et trop souple. Il n'a pas su trouver une note personnelle, peut-être à cause de son talent de versificateur. Lorsqu'on possède la forme à ce point, lorsqu'on a un si merveilleux doigté du clavier poétique, il arrive qu'on est condamné aux variations sur des airs connus.
Je nommerai ensuite M. Dierx, qui a été jusque dans ces derniers temps, un des fidèles compagnons de M. Mendès. Son bagage de poète est assez considérable. Il plane toujours, et sur des sommets inconnus des hommes. Les moindres idées avec lui, les plus vulgaires et les plus accessibles, s'habillent d'expressions bibliques, s'expriment par des images solennelles et interminables.
M. Anatole France s'est réfugié en Grèce. Le recueil qu'il a publié s'appelle les Noces corinthiennes. C'est un Chénier, moins la grâce. Il croit nous rendre l'antiquité. Je le nomme, parce qu'il représente toute une espèce, celle des romantiques qui ont rompu avec le moyen âge pour inventer une poésie néo-classique, d'une vérité aussi discutable, d'ailleurs que la poésie classique du dix-septième siècle.
M. Verlaine, aujourd'hui disparu, avait débuté avec éclat par les Poèmes saturniens. Celui-là a été une victime de Baudelaire, et l'on dit même qu il a poussé l'imitation pratique du maître jusqu'à gâter sa vie. Un moment pourtant il s'est posé en rival heureux de M. Coppée, auquel je consacrerai tout à l'heure une étude spéciale. On les suivait l'un et l'autre, on se demandait lequel des deux emporterait la palme.
M. Mallarmé a été et est resté le poète le plus typique du groupe. C'est chez lui que toute la folie de la forme a éclaté. Poursuivi d'une préoccupation constante dans le rhythme et l'arrangement des mots, il a fini par perdre la conscience de la langue écrite. Ses pièces de vers ne contiennent que des mots mis côte à côte, non pour la clarté de la phrase, mais pour l'harmonie du morceau. L'esthétique de M. Mallarmé est de donner la sensation des idées avec des sons et des images. Ce n'est là, en somme, que la théorie des Parnassiens, mais poussée jusqu'à ce point où une cervelle se fêle.
M. José Maria de Heredia a écrit des sonnets d'une beauté de forme incomparable. Les Parnassiens le reconnaissent volontiers entre eux comme celui qui a poussé la facture le plus loin. Son vers est retentissant, les syllabes rendent une sonorité de bronze. On ne saurait tirer d'une langue une musique plus triomphante. Cependant, le poète est peu connu du public, qui demande à la poésie autre chose qu'un bruit de cymbales.
Un autre poète de grand talent, M. Armand Silvestre, se rattache aussi au groupe parnassien. Il a écrit un recueil, la Gloire du souvenir, où il y a de beaux morceaux, dans une forme irréprochable. Je le goûterais davantage, s'il consentait à être plus humain. Mais je constate qu'il a su se dégager de l'école dont je parle et se faire une place à part.
Je citerai encore: M. Mérat, dont les Chimères ont eu du succès; M. Valade, qui a écrit un volume en collaboration avec M. Mérat; M. d'Hervilly, un esprit très parisien, qui a refusé de s'enfermer tout entier dans la formule parnassienne; M. Valabrègue, un Provençal qui a publié quelques jolies pièces très travaillées; M. Bergerat, le second gendre de Théophile Gautier, dont les Poèmes de la guerre ont été trè lus. J'en oublie certainement, car il faut compter chez nous les jeunes poètes par douzaines. Mais, en somme, j'ai suffisamment indiqué quel a été, jusqu'à ces dernières années, le groupe parnassien. On l'a beaucoup plaisanté. Il n'en a pas moins joué un rôle dans notre littérature. Pendant toute une période malheureuse, il a tenu en garde le dépôt sacré de la poésie.
IV
Cependant, dans le groupe des Parnassiens, grandissait un jeune poète, M. François Coppée, qui devait un jour combattre victorieusement par ses œuvres la doctrine de l'impassibilité. C'est ainsi que chaque évolution littéraire porte sa réaction en elle. On aurait singulièrement scandalisé M. Mandés et ses amis, si on leur eût dit alors qu'ils réchauffaient un naturaliste dans leur sein. C'était pourtant la stricte vérité, le romantisme allait être trahi, et par un de ses disciples les plus fervents. M. François Coppée ignorait lui-même encore le rôle prépondérant qu'il était appelé à jouer.
D'ailleurs, il ne faudrait pas croire que les Parnassiens s'entendissent absolument ensemble. Ils se serraient les uns près des autres pour lutter contre l'indifférence publique; mais, entre eux, ils se déchiraient parfois. Leur théorie esthétique n'était qu'un drapeau qu'ils arboraient pour être vus. Lorsqu'on commença à les plaisanter, tous se défendirent d'être Parnassiens; et ils revendiquèrent avec assez de raison leurs personnalités, qu'on voulait noyer dans l'ensemble du groupe.
M. François Coppée, qui était né à Paris, en 1842, d'une famille d'origine flamande, fit donc, vers 1864, la connaissance de M. Catulle Mendès. Il entra immédiatement dans le cénacle et ne jura pendant longtemps que par Victor Hugo et M. Leconte de Lisle. Lui aussi se flattait d'être un impassible. Il avait accepté l'uniforme de l'école, dont la devise avait été écrite par M. Catulle Mendès: dans Philomela,
La grande Muse porte un péplum bien sculpté
Et le trouble est banni des âmes qu'elle hante.
...
Pas de sanglots humains dans le chant des poètes.
Le poète alors avait une figure très fine et très intéressante. Il reproduisait d'une façon frappante le profil de Bonaparte jeune. Son père était mort, il vivait avec sa mère et deux sœurs dans une grande gêne. On donnait les détails les plus touchants sur sa vie. Presque au sortir du collège, il avait obtenu un emploi au ministère de la guerre, où il resta plus de dix ans. Maladif, d'une pâleur de cire, il paraissait d'un naturel triste, malgré de brusques gaietés nerveuses qui lui échappaient par moments. On ne sentait pas en lui une grande volonté, et il était facile de prévoir, dès lors, qu'il s'abandonnerait à son génie, qu'il suivrait sa pente sans chercher à se corriger en rien.
Dans le groupe parnassien, on lui accordait une facilité remarquable. M. Catulle Mendés l'avait catéchisé, et du premier coup le jeune poète s'était montré un impassible hors ligne. Je pourrais citer de lui des sonnets d'une forme absolument correcte, que M. Leconte de Lisle ne désavouerait pas. D'autre part, il avait déjà une facture d'une facilité extraordinaire. Lorsqu'on possède ainsi un métier parfait, il est toujours à craindre qu'on ne s'y attarde et qu'on ne s'y noie. Heureusement, M. François Coppée portait en lui un besoin de passion et de larmes auquel il était incapable de résister.
[19. April, S. *1] Cependant, en 1867, – il avait alors vingt-cinq ans, – M. Coppée publia son premier recueil de vers, le Reliquaire. Ce recueil portait cette dédicace: "A mon cher maître Leconte de Lisle, je dédie mes premiers vers." De plus, dans la première pièce intitulée: Prologue, le poète disait dédaigner "la douleur vulgaire qui pousse des cris superflus". C'était là l'étiquette que lui imposaient ses amitiés littéraires. Mais, pour un critique sagace, il était déjà facile de deviner, en lisant le livre, que le poète n'aurait jamais un cœur d'impassible. Des larmes, des plaintes, toute une souffrance humaine imprégnaient les moindres pièces d'un frisson amoureux. On y sentait une âme catholique, élevée dans une famille qui pratiquait sa religion, mais une âme troublée aussi par l'adoration de la femme, une adoration sensuelle préparait au poète de grandes joies, de grandes mélancolies.
Une année plus tard M. Coppée s'affirme tout à fait dans un nouveau recueil: les Intimités. Dès lors, le Parnassien a presque complètement disparu, l'amant seul demeure, un amant que la volupté brise et qui aime avec tous les raffinements des tendresses modernes. C'est là qu'il se compare à un page de douze ans, assis sur un coussin, aux pieds d'une princesse souffrante. On sent par moments que ce sont ses propres amours qu'il nous raconte. Il se plaint, à chaque vers, d'avoir été pris trop jeune par la passion, de mourir d'amour, de goûter à aimer "une mort exquise et lente". Rien ne saurait être plus maladif ni plus charmant. Tout l'amour efféminé et passif de l'époque se trouve résumé dans ces vers.
Mais ce ne fut vraiment qu'après le grand succès du Passant, à l'Odéon, que M. François Coppée rompit avec les Parnassiens. Sur la demande de la tragédienne Agar, il avait écrit un petit acte qu'elle devait jouer une seule fois, à un bénéfice. Or, ce petit acte assura la fortune du poète. Acclamé le premier soir, il est resté comme un bijou littéraire. C'est une simple scène à deux personnages, une conversation d'amour entre la courtisane Sylvia, qui rêve sur le perron de son château, et le chanteur Zanetto, qui passe par hasard dans le parc. On était alors en 1869, à la veille de l'écroulement de l'empire. Toute cette société française, qui avait bafoué la poésie, fut ravie et se grisa en écoutant ces quelques vers. Du coup, M. Coppée fut connu. Les premiers recueils, restés chez le libraire, se vendirent. On le reçut à la cour, l'empereur daigna causer cinq minutes avec lui. Jamais un succès ne fut si prompt.
Naturellement, les Parnassiens voyaient d'un œil inquiet ce compagnon séduire ainsi le public. Je ne les accuse point de jalousie, certes. Je veux dire seulement qu'ils flairaient un faux frère, dans cet amoureux dont la chair frémissait avec de pareils cris de tendresse. Sylvia et Zanetto leur semblaient beaucoup trop humains. D'ailleurs, l'abîme devait se creuser de plus en plus. M. François Coppée, jetant tous les voiles, en était arrivé à s'intéresser à la vie moderne, aux humbles personnages qu'il coudoyait tous les jours. La scission était complète, le groupe de M. Catulle Mendès n'avait plus qu'à pleurer cette trahison. Ils s'en vengèrent en traitant M. Coppée de bourgeois. Je rappellerai ici la pièce de vers qui ameuta les Parnassiens et même une partie du public. Cette pièce, qui se trouve dans le recueil des Humbles, est intitulée: le Petit Epicier. Elle est restée, jusqu'à ce jour, le drapeau du naturalisme en poésie; en la lisant, on est loin de la Charogne de Baudelaire, et des vers bibliques de M. Leconte de Lisle. C'est là une note nouvelle, un écho du roman contemporain. Et l'on aurait tort de croire que la tentative était facile à faire. On ne saurait s'imaginer quelle somme de difficultés vaincues il y a dans cette pièce. Il fallait l'outil si souple et si simple de M. Coppée pour réussir. Rien n'est plus malaisé que d'employer dans nos vers français, les mots d'un usage courant; la pompe classique et le lyrisme romantique nous ont habitués à une langue poétique particulière, dont les poètes ne peuvent guère sortir, sans risquer le ridicule.
Selon moi, ce qui distingue M. Coppée, c'est justement le merveilleux outil qu'il emploie. On dirait qu'il n'a passé par le groupe parnassien que pour exercer sa forme et la rompre à toutes les difficultés. Il est le seul qu'aucun mot n'embarrasse; il fait tout entrer dans son vers. Il a des trouvailles de simplicité adorables, il descend sans platitude aux détails réputés jusqu'ici les moins poétiques.
Sans doute, je voudrais lui voir un peu plus d'énergie et de virilité. Ce qui lui manque, c'est la force. Il s'est trop longtemps oublié dans les plaintes amoureuses, dans des tendresses souffrantes, dont il paraît être sorti épuisé. Je sais bien que les poètes aiment à laisser croire que les femmes ont bu leur vie. Aussi ne veux-je pas conclure. M. Coppée travaille avec facilité, et je crois pouvoir dire qu'il rêve quelque grand poème moderne, où il tâcherait de faire tenir toute la vie actuelle. Lui seul, en ce moment, peut conduire une pareille entreprise à bonne fin. Il est maître de son métier, il n'a qu'à vouloir.
Je n'ai pas cité toutes les uvres de M. Coppée. Il n'a guère que trente-six ans et il a publié plus de dix mille vers. Aux recueils que j'ai déjà nommés, il faut joindre les Poèmes modernes, le Cahier rouge, Olivier, poème, et des pièces détachées: la Grève des forgerons, Plus de sang, etc. Au théâtre, le Passant a été son seul grand succès. D'autres pièces, les Deux Douleurs, l'Abandonnée, le Rendez-vous, n'ont pas réussi. Pourtant, l'année dernière, au Théâtre-Français, on a vivement applaudi un acte: le Luthier de Crémone.
V
La dissidence de M. Coppée ne suffisait pas. D'autres poètes allaient affirmer la passion et la vie, des poètes grandis en dehors du groupe parnassien, inconnus hier et déjà célèbres aujourd'hui. Je nommerai surtout M. Maurice Bouchor et M. Jean Richepin.
C'est en 1874 qu'a paru le premier recueil de vers de M. Maurice Bouchor. Un artiste de la Comédie-Française récita à l'éditeur Georges Charpentier quelques pièces d'une facture charmante et facile, qui frappèrent beaucoup celui-ci. L'artiste apporta d'autres pièces, finit par fournir la matière d'un volume, et nomma l'auteur, un tout jeune homme qui n'avait pas vingt ans. Personne ne connaissait encore M. Bouchor; je crois même qu'il n'avait pas donné un seul vers aux journaux; en tout cas, il était profondément ignoré. Le volume fut mis en vente, et du jour au lendemain M. Bouchor était connu.
Ce prompt succès est aisé à expliquer. Le nouveau poète, au milieu des imitateurs de M. Leconte de Lisle, parmi ces rimeurs glacés qui se faisaient honneur de ne pas rire et de ne pas pleurer, apportait son cœur grand ouvert, riait et pleurait en montrant ses passions saignantes. On entendait enfin un homme, on sentait un frère, on échappait à l'ennui solennel de ces ciseleurs de pierres précieuses. M. Bouchor tenait surtout de Musset. En face de l'école triomphante de Victor Hugo, il continuait la tradition française, Régnier, La Fontaine, Musset. Et il avait le charmant débraillé du poète des Nuits, il rimait au petit bonheur, il buvait et mêlait des larmes d'amour à son vin. Le titre même de son premier recueil fut une trouvaille.
J'ai dit que M. Bouchor n'avait pas vingt ans. Il en a au plus vingt-trois aujourd'hui. C'est un grand garçon d'allure anglaise, qui appartient à une riche famille. Il vagabonde, presque toujours en voyage. Il affecte des vices qu'il n'a pas; mais c'est là une forfanterie de jeunesse qui passera avec l'âge. Sa grande passion est Shakespeare. Au fond, je lui soupçonne une médiocre tendresse pour le monde moderne. Il ne faut voir, je crois, dans ses vers libres que la réaction d'un fantaisiste, amoureux avant tout de la vie. L'inquiétant, c'est qu'il a une grande facilité. Il fait, dit-on, ses vers un peu partout, excepté dans un cabinet de travail. L'abondance est à craindre à son âge. Son second volume: les Poèmes de l'amour et de la mer, a été moins bien accueilli.
Plus récemment encore, l'année dernière, un recueil de vers fit aussi un grand bruit. On connaissait déjà l'auteur, M. Jean Richepin, comme journaliste et comme prosateur. Mais on ne s'attendait pas à la verdeur de sa muse, et le scandale fut tel, que le parquet s'émut et saisit son livre. Il y eut jugement, quelques pièces durent disparaître; seulement, la vente du livre doubla. Ce livre, la Chanson des gueux est, en somme, très remarquable. Le poète s'y affirme comme un réaliste audacieux, qui ne mâche pas les mots crus, et qui appelle les choses laides par leurs noms. Certains morceaux sont même entièrement écrits en argot. Je dois dire que ce sont ceux qui me plaisent le moins. Il me semble que M. Richepin fait un effort trop visible pour s'encanailler. Quand on peint le peuple, il faut surtout de la bonhomie. Rien n'est criard comme une note tapageuse, placée dans un tableau dont toutes les parties ne sont pas équilibrées. On sent que les détails canailles, chez M. Richepin, ne sont pas vécus, qu'il les a plantés là pour faire de l'effet. Les peintres ont une expression qui exprime nettement la chose: c'est fait de chic, c'est une fantaisie qui joue la nature, mais qui n'a pas été copiée sur elle.
Le grand danger est là. Dans le mouvement naturaliste qui s'opère, en prend trop souvent l'audace pour la vérité. Une note crue n'est pas quand même une note vraie. Il faut au contraire un grand talent pour garder de la mesure et de l'harmonie, lorsqu'on descend à la peinture des classes d'en bas. Ainsi, M. Richepin, qui se pose en réaliste, me paraît être romantique plus encore. Ses gueux sont des gueux de Callot, et non des gueux contemporains, tels qu'on en rencontre dans les coins noirs de Paris. Cela vient de ce qu'il a forcé les ombres et les lumières de ses figures, de ce qu'il ne s'est pas asservi à une analyse patiente de ses modèles.
Au fond, chez M. Richepin, l'imitation de Baudelaire est très visible. Il diffère de Baudelaire en ce qu'il est moins puriste et qu'il risque tout. D'autre part, il est plus bruyant, d'une ivresse bavarde et gasconne. J'aimerais mieux, je le répète, un souci de la note juste. On s'en tire toujours, lorsqu'au bout d'une strophe on plante le plumet du lyrisme.
[20. April, S. *1] Certes, je n'en reconnais pas moins le grand talent de M. Richepin. Son recueil est très curieux et rendra le service d'habituer le public aux audaces. Jusqu'à ce jour, on n'a point fait de tentative plus risquée. Le poète est très jeune, et il a tout le temps de comprendre que, lorsqu'on a l'amour du monde moderne, il faut avoir la patience de l'étudier avant de le peindre. En tout cas, nous voilà bien loin des Parnassiens. C'est évidemment une nouvelle évolution poétique qui commence.
D'ailleurs, certains symptômes ne sauraient mentir. M. Maurice Bouchor et M. Jean Ricbepin se connaissent et font bande à part; je pourrais encore nommer M. Paul Bourget, un de leurs compagnons, qui vient de terminer un grand poème moderne. Il y a donc là un groupe en formation. Mais ce n'est point tout. D'autres poètes poussent isolément. En parcourant les rares journaux littéraires qui publient des vers, je lis parfois des pièces très caractéristiques, annonçant une tendance naturaliste chez beaucoup de débutants. C'est ainsi que je parlerai du poème d'un jeune homme, M. Guy de Maupassant. Ce poème, intitulé: Au bord de l'eau, est simplement l'histoire des amours d'une blanchisseuse, rencontrée un soir par un jeune homme, et qui épuise son amant sous ses baisers. La donnée est un peu risquée, mais j'ai rarement vu un tableau plus magistral et d'une vérité plus vraie.
Qui ne comprend que la réalité apporte aux poètes une poésie nouvelle? Un poète naîtra qui dégagera du milieu moderne une formule poétique d'une très grande largeur. Une blanchisseuse se rendant au lavoir, un jardin public empli de promeneurs, une forge retentissant du bruit des marteaux, un départ en chemin de fer, un marché même avec la vie grouillante des vendeuses, tout ce qui vit, tout ce qui nous entoure, peut être porté dans les vers et y prendre un charme très grand. Pour accomplir cette évolution, il suffit qu'un poète de génie invente la nouvelle langue poétique. L'obstacle est la forme à trouver. Aujourd'hui, on n'ose pas encore risquer certains sujets. M. Coppée reste timide, et M. Richepin est trop hardi. C'est une harmonie à régler.
VI
On peut prévoir déjà quelle sera ma conclusion. Mais, avant de la donner, il me reste à parler de deux poètes qu'il ne m'a pas été permis de faire entrer dans ma classification. Il s'agit de M. Alphonse Daudet et de M. Sully-Prudhomme.
Tous deux ont grandi à part; on ne saurait les rattacher à aucun groupe. Je dois ajouter, pour M. Daudet, qu'il ne fait plus de vers depuis longtemps. Il rimait, et d'une façon fort aimable, lorsqu'il courait encore la bohème, dans le printemps de son âge. On sait quelle place il a su se faire depuis cette époque, déjà lointaine. Il a commencé par des contes délicieux; il a continué par des romans, dans lesquels il a de plus en plus élargi son cadre; enfin, il en est arrivé à son dernier volume, le Nabab, l'œuvre la plus forte qui soit sortie de sa plume, et qui est une étude parisienne d'une grande largeur. Aujourd'hui, le romancier écrase le poète.
Mais M. Daudet, je le sais, aime à se rappeler le poète qu'il a été. Sans doute, sa place dans la poésie contemporaine est modeste, et ce n'est pas moi qui me plaindrai de le voir s'enfermer dans la prose. Mais il n'en a pas moins été un poète très fin, très délicat, et il mérite, en somme, qu'on ne l'oublie pas.
A cette époque, il marchait en pleine fantaisie. L'amour du Paris moderne, des tableaux de la vie contemporaine, ne l'avait pas encore pris tout entier. Il rêvait aux étoiles, buvait de la rosée, se montrait tendre pour les fleurs et les papillons. Tout frais débarqué de la Provence, avec un rayon de soleil dans les yeux, il n'avait certes pas deux idées esthétiques dans la tête. La note attendrie surtout lui plaisait. Il aimait les vers trempés d'une larme et d'un sourire. On n'aurait pas trouvé en lui une seule des poses olympiennes des Parnassiens, pas plus qu'il ne se serait laissé aller aux crudités et aux joyeuses soûleries de MM. Richepin et Bouchor. Il jouait d'une flûte aux sons purs et un peu grêles, qui lui appartenait bien en propre.
D'ailleurs, il n'a pas écrit plus d'un millier de vers. Il les a tous réunis sous le titre général: les Amoureuses. Même, pour compléter le volume, on a dû ajouter quelques contes en prose. Les titres des pièces diront suffisamment le caractère tout fantaisiste de ce recueil: la Vierge à la crèche, les Bottines, Clairette, le Rouge-gorge, les Aventures d'un papillon et d'une bête à bon Dieu. Mais il y a surtout une pièce qui est célèbre. Je veux parler des Prunes, une suite de triolets que des comédiens ont dits certainement dans tous les salons de Paris. Cette pièce est charmante, et pour connaître M. Daudet poète, il suffit de la lire.
M. Sully-Prudhomme est d'un tempérament tout opposé. On fait un grand cas de lui, il est regardé comme le poète le plus remarquable que nous ayons eu depuis Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Seulement, comme il n'appartient à aucune chapelle littéraire, il n'a point la célébrité qu'il mérite. Ce qui le caractérise surtout, c'est une préoccupation des grands problèmes philosophiques. Plus il va, et plus il avance dans l'abstraction, plus il entre dans les formules métaphysiques. De la poésie il tend à la philosophie.
Certes, c'est là une marche périlleuse. On sait combien la philosophie s'accommode mal des images, ou plutôt combien elle prête peu aux images. Aussi les vers de M. Sully-Prudhomme, si solides et si forts, deviennent-ils plus nus et de couleur plus sévère, à mesure que la tension de son esprit est plus grande. On lui reproche donc de nuire au magnifique poète qu'il y a en lui. Mais si, en effet, ses derniers vers sentent l'effort, pour arriver à exprimer des idées qui sont à peu près intraduisibles en poésie, il faut ajouter qu'il y a eu un moment d'une maturité splendide dans son talent. Son besoin de précision, son esprit tourné vers les études graves, ont donné à quelques-unes de ses pièces une solidité incomparable, une correction inconnue depuis notre période classique. Personne mieux que lui n'a enfermé une pensée simple et saisissante dans la forme difficile et compliquée d'un sonnet. Il ne cherche pas l'éclat, le lyrisme, l'imprévu des couleurs étranges et des rimes riches; il lui suffit de mettre son idée dans une lumière éclatante, si bien qu'on ne saurait plus l'oublier. Dans ce genre, son chef-d'œuvre est la pièce intitulée: le Vase brisé. Ce sont des strophes célèbres entre toutes, que chacun sait par cœur, et qui donnent une idée exacte de la manière de M. Sully-Prudhomme.
Il est fâcheux, sans doute, que M. Sully-Prudhomme se perde dans des recherches, dans des efforts où il compromet son don de poète. Mais je suis très frappé de l'obsession que produisent en lui les idées philosophiques, et je vois là le travail sourd de l'esprit moderne. Il ne faut point s'y tromper, la poésie aura un jour à compter avec la science; j'oserai même dire que la grande poésie de ce siècle, c'est la science, avec son épanouissement merveilleux de découvertes, sa conquête de la matière, les ailes qu'elle donne à l'homme pour quintupler son activité. M. Sully-Prudhomme est donc pour moi le poète touché par la science, et qui en meurt. Il s'agite en pleine évolution naturaliste.
Ai-je besoin de conclure, maintenant? J'ai montré le romantisme triomphant. Nous en avons encore pour cent ans, avant de nous débarrasser complètement de cette lèpre, qui s'est attachée à notre littérature et qui a dévoyé notre génie national. Jusqu'à ce jour, ce sont les disciples de Victor Hugo qui tiennent le haut du pavé, les disciples immédiats, tels que Gautier et Baudelaire, MM. de Banville et Leconte de Lisle, et les disciples de deuxième main tels que M. Catulle Mendès et tous les jeunes poètes qui se sont groupés autour de lui. Il est vrai que l'influence de Musset semble vouloir s'étendre aujourd'hui et que M. Bouchor est en train d'opposer un nouveau groupe au groupe parnassien. Il y a là une réaction fatale des poètes passionnistes contre les poètes impassibles. Mais, comme je l'ai dit, ce ne sera qu'une autre forme de la queue romantique. Notre époque continuera à copier 1830. M. Coppée reste malheureusement trop à l'écart du mouvement naturaliste; son outil poétique paraît trop délicat pour la grosse et lourde besogne qu'il y aurait à faire. D'un autre côté, M. Richepin n'est guère bon qu'à effrayer les bourgeois, avec ses crudités inutiles et ses poèmes modernes violemment éclairés à la Rembrandt. L'homme attendu ne semble pas né.
En poésie, aucun véritable créateur ne s'est produit depuis Lamartine, Hugo et Musset. Tous nos poètes, sans exception, vivent sur ces trois ancêtres. On n'a rien inventé en dehors d'eux. Il y a là un fait qu'il faut constater. C'est pourquoi j'imagine que le grand poète de demain devra commencer par faire table rase de toutes les esthétiques qui courent les rues à cette heure. Je crois qu'il sera profondément moderne, qu'il apportera la note naturaliste dans toute son intensité. Il exprimera notre monde, grâce à une langue nouvelle qu'il créera. Et j'espère qu'il ne tardera pas [20. April, S. *2] à venir, car les efforts tentés par les jeunes poètes actuels pour se dégager des formes connues montrent tout le travail sourd qui s'accomplit. Nous voyons là les précurseurs; peut-être le maître est-il parmi eux, encore ignoré.
Druckvorlage
Le Voltaire
1879:
Nr. 285, 16. April, S. *1-2
Nr. 286, 17. April, S. *1
Nr. 287, 18. April, S. *1
Nr. 288, 19. April, S. *1
Nr. 289, 20. April, S. *1-2.
Gezeichnet: ÉMILE ZOLA.
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Erstdruck
Věstnik Evropy
[Titre français: Messager (Le) de l'Europe].
1878, Februar, S. 873-896.
[Titre français: Lettre de Paris XXXIII. 12/24 janvier 1878].
Věstnik Evropy online
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