André Beaunier

 

 

La Poésie aujourd'hui

 

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Editionsbericht
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Texte zur Theorie und Rezeption des Symbolismus>

 

C'est merveille de voir se multiplier les écoles poétiques, cependant que la poésie tient, dans la vie contemporaine, une place toujours plus restreinte. Depuis vingt ans, combien n'en vîmes-nous point naître, publier des manifestes, publier même parfois des poèmes, et puis s'évanouir, filantes comme des étoiles! Les historiens de l'avenir, s'ils retrouvent les noms de toutes ces écoles, seront tentés de conclure que notre époque fut éminemment poétique: il n'y a pas d'opinion plus inexacte.

Chaque fois qu'une école se déclare – c'est-à-dire chaque fois qu'un poète s'efforce d'amplifier sa propre façon de concevoir la poésie – cette école nouvelle a bientôt fait d'annoncer au public que ses devancières sont mortes: cela est nécessaire à son installation. Et, en outre, pour que le public ne s'attarde pas à de vains regrets mais soit, au contraire, tout prêt à goûter ce qu'on lui vient offrir, on lui explique que les devancières, en somme, ne valaient pas grand'chose...

Donc, là poésie actuelle, c'est l'Humanisme. M. Fernand Gregh nous l'a fait savoir. L'article si enthousiaste et juvénile qu'il a publié ici même, a eu beaucoup de retentissement. M. Fernand Gregh se proposait d'enterrer le Symbolisme et de baptiser l'Humanisme... Oserai-je faire, à la suite de cette double cérémonie, quelques réflexions sur le défunt et sur le nouveau-né?... Je ne suis point poète, hélas! Mais cet inconvénient, qui par ailleurs me chagrine, me donnera peut-être de la facilité pour parler de ces choses avec détachement...

 

* * *

 

Il me semble d'abord que l'enterrement du Symbolisme était un peu prématuré. Craignons les inhumations hâtives!

Parmi les grands poètes symbolistes, je ne mentionnerai, pour abréger, que ceux-ci: Gustave Kahn, Emile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier. Voilà cinq noms tels que, peut-être, nulle école contemporaine n'en trouverait cinq aussi beaux à citer. Gustave Kahn, inventeur étonnant, imagination fastueuse, apte à susciter les plus neuves visions, à créer les plus ensorcelantes musiques; Emile Verhaeren, halluciné, hanté de fantasmagories redoutables et belles, terrifié du spectacle que son rêve lui suggère, évocateur des féeries qui dorment au fond des ténèbres de l'âme; Vielé-Griffin, subtil, sage et mélodieux, métaphysicien délicat, penseur attentif, incertain quelquefois entre l'allégresse de la vie et la mélancolie du souvenir; Maurice Maeterlinck, qui trouva des phrases imprévues pour rendre évident et palpable le mystère essentiel du Destin, de la Mort, de l'Existence et de toute réalité; Henri de Régnier, dont c'est le privilège merveilleux de n'apercevoir les idées que sous la forme plastique, et dont l'œuvre est toute en images, parfaites de grâce ou de majesté!...

Ces cinq poètes sont, je crois, bien portants. Ils sont jeunes. Les derniers poèmes qu'ils aient publiés ne sont pas très anciens. Je ne sache pas qu'aucun d'entre eux ait annoncé l'intention de passer à l'Humanisme... En vérité, le Symbolisme n'est pas mort, et il y aurait de la précipitation désinvolte à vouloir célébrer tout de suite sa pompe funèbre.

Provisoirement, M. Fernand Gregh fait au Symbolisme deux objections: le manque de clarté, le manque de vie.

Pour ce qui est du premier grief, je reconnais que quelques écrits symbolistes ne sont pas toujours d'une clarté prodigieuse. Mais quelques-uns seulement. Et puis, si l'obscurité est un défaut, l'excessive clarté peut en être un, en poésie:

Vive le vin, s'il est sincère et pur de fraude!

qui est un vers d'un humaniste, est trop clair... Et puis encore, il faut avouer que, si certaines idées sont faciles à exprimer clairement, comme le précédent éloge du vin non falsifié, d'autres, au contraire, d'une qualité plus subtile, ne se laissent pas mettre en alexandrins si aisément.

Quant au manque de vie, entendons-nous! M. Fernand Gregh trouve les symbolistes "froids". Cela m'étonne. Froide, l'œuvre toute fébrile de Verhaeren? Froide, la Chanson d'amant de Gustave Kahn? Froide, la Clarté de vie de Vielé-Griffin? Froid, le drame passionné de Pelléas et Mélisande?... Mais Henri de Régnier est froid? lui qui a dit dans le poème liminaire de ses "Médailles d'argile" si bien travaillées:

Une à une, vous les comptiez en souriant,
        Et vous disiez "Il est habile"
        Et vous passiez en souriant.
            Aucun de vous n'a donc vu
Que mes mains tremblaient de tendresse?
...

Mais M. Gregh précise son reproche: "Jamais, dit-il, chez eux un aveu personnel, un cri, un battement de cœur!" Un aveu personnel, cela est juste, – sinon comme reproche, du moins comme constatation; et là-dessus je voudrais expliquer pourquoi il me semble que les symbolistes ont raison. Ils ne racontent pas leur petite histoire personnelle; ils ne disent pas le motif de leur tristesse ou de leur joie; et même, ombrageux, ils se dissimulent; ils s'efforcent d'être, ainsi que M. Gregh le remarque justement, "objectifs". C'est à dire que leur joie ou leur tristesse, ou leurs autres émotions, ils les dégagent de l'accidentel et du particulier, ils les expriment sous une forme plus universelle et synthétique... Et c'est cela, cette forme universelle et synthétique, qu'ils appelèrent le Symbole.

En résulte-t-il de la froideur? Oui, sans doute, dans la mesure où un fait divers est plus émouvant qu'une belle fable tragique. Mais non, si l'on réfléchit à tout ce que contient et résume ce symbole, riche de la douleur ou de la joie universelles.

Et en tout cas, il me paraît qu'en procédant ainsi ces poètes ont conformé leur esthétique à l'essence même de l'Art, qui consiste – comme je crois que Schopenhauer l'a établi – à "objectiver" les sentiments, les émotions et les idées...

Mais ils s'enferment, ces symbolistes, dans leur Tour d'ivoire ou d'ébène; ils ne se mêlent pas à la vie sociale; ils ne descendent pas dans la rue?... Leur Tour d'ébène ou d'ivoire, cependant, n'est pas si hermétiquement close que les bruits du dehors n'y parviennent pas. Est-ce que l'œuvre de Verhaeren et celle aussi de Stuart Merrill, pour n'en pas citer d'autres, ne sont pas toutes frissonnantes d'inquiétude sociale? Est-ce que des problèmes sociaux très précis – celui, par exemple, de l'émigration des paysans vers les villes – ne sont pas le sujet magnifique et passionnant des Campagnes hallucinées et des Villes tentaculaires, de Verhaeren?

Il est vrai que ces idées sociales, ils les dégagent des événements ou des incidents qui les mettent "d'actualité". Ici encore ils procèdent comme je l'indiquais: soucieux d'art, ils ont recours à la généralisation du symbole.

 

* * *

 

Sauf cette réserve, ils ont le droit de dire, eux aussi, suivant le mot de cet ancien: "Rien de ce qui est humain ne nous est étranger."

De quel droit alors les déclarer désuets et périmés parce que l'on formule ceci comme le dogme nouveau: "Soyons des hommes"? Ils furent des hommes, ils sont des hommes; l'œuvre qu'ils ont commencée et qu'ils achèveront n'est point inhumaine!

Passant, pour conclure, de la défensive à l'offensive, je voudrais indiquer les périls de l'Humanisme.

L'Humanisme veut réagir contre cette préoccupation du mystère, ce goût de la métaphysique qui caractérise les symbolistes. Il ne tient compte que de la "vie réelle" dans laquelle est plongée l'humanité. N'est-ce pas restreindre indûment la notion de l'homme que le détacher ainsi de l'"inconnaissable"? La métaphysique, qui n'est que le tourment du mystère, n'est-elle point, au cœur de l'homme, une source très précieuse d'émotion?

Cette doctrine sur laquelle prétend s'appuyer le nouvel Humanisme, je crains qu'elle ne soit une sorte de positivisme succinct. Or, un positivisme de ce genre, qui n'a point de valeur philosophique, est habituellement funeste à la poésie: le Parnasse en a bien souffert! Le Parnasse fut positiviste. M. Gregh lui reproche d'avoir été surtout impassible. L'Humanisme sera passionné: tel est son programme; son cordial positivisme pourrait cependant lui être néfaste. Il répudie "le rêve" il entend ne provenir que de la vie, et même "directement".

Cela est dangereux. La vie, à certaines époques de l'histoire humaine, semble avoir eu de la beauté; aujourd'hui, je crois qu'elle en est fort dépourvue. Aussi pensé-je que les symbolistes furent sages de n'y mêler leur poésie qu'avec précaution, enveloppée dans le manteau tutélaire de ses symboles...

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Le Figaro.
1902, 28. Dezember, S. 1.

Gezeichnet: André Beaunier.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).


Le Figaro  : online
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34355551z/date

 

 

 

Literatur; Beaunier

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URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34355551z/date

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Literatur: Le Figaro

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