Jules Laforgue, Essai,
par Camille Mauclair

 

 

Maurice Maeterlinck
Introduction

 

Text
Editionsbericht
Literatur

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Texte zur Theorie und Rezeption des Symbolismus

 

A tout poète qui s'avance, il faudrait que le gardien du temple fît dès le seuil quelques questions très simples:

"Es-tu de ceux qui nomment, lui dirait-il, ou de ceux qui répètent les noms? Quelles choses nouvelles as-tu vues dans leur beauté et dans leur vérité, ou bien dans quelle beauté et dans quelle vérité nouvelles as-tu vu ces mêmes choses que tant d'autres ont vues?" Si le poète ne peut pas répondre tout de suite, s'il hésite ou se trouble un instant, passez votre chemin sans détourner la tête; il ne vient pas des lieux où se trouvent les [VIII] sources. Mais si, dans le chuchotement le plus humble, il croit se rappeler qu'il a peut-être vu, dans leur beauté ou leur vérité, une fleur, une larme, une ombre ou un sourire, arrêtez-vous, approchez-vous, écoutez-le; il est sûr qu'il vous est envoyé par un Dieu qui a besoin d'être admiré d'une façon nouvelle.

Or, nous voici devant un poète incertain. Je l'appelle incertain parce qu'il n'est pas encore classique. Qu'allons-nous répondre en son nom à ceux qui nous demandent ce qu'il a vu dans une beauté et dans une vérité qu'on ne connaissait pas encore? Il a vu bien des choses autrement que les autres; et voir autrement que les autres, c'est presque toujours voir un peu mieux que les autres. Et puis qu'il les a vus, il a su nous faire voir des paysages, des images et des sentiments assez différents de ceux qui nous étaient habituels. Mais ce qu'il a, je crois, le plus clairement aperçu dans une beauté et une vérité inattendues, c'est une sorte de sou[IX]rire puéril et divin qui est peut-être au fond de toutes nos actions, et qu'on pourrait nommer "le sourire de l'âme". Il est étrangement délicieux et profond, ce sourire: je ne sais rien, dans les littératures, qui puisse nous en donner l'idée. Il y a bien là-bas, tout au loin. Henri Heine, Sterne, ou le grand Jean-Paul: mais dans Sterne et dans Heine, ce n'est pas l'âme qui sourit, il me semble plutôt qu'elle y pleure et que c'est la raison qui la moque en passant: et le rire de l'énorme Jean-Paul s'évapore en de tels tourbillons!... Il faudrait remonter, pour donner une idée du "visage littéraire" de ce pauvre poète mort à vingt-sept ans, il faudrait remonter jusqu'au rire d'Andromaque. Vous rappelez-vous cet illustre "sourire dans les larmes" entre les petits bras d'Astyanax? Il est là, tout le temps, entre toutes les pages de son œuvre inachevée; il est là tout le temps, et semble tout de suite si naturel et si inévitable, qu'on s'étonne que personne ne l'ait découvert avant lui. A me[X]sure qu'on le lit, on se persuade que l'âme ne cesse pas de sourire un instant dans notre être. On constate pour la première fois qu'il n'est pas nécessaire qu'elle soit grave pour s'approcher de Dieu, et qu'elle est bien plus naturellement un enfant qui ne veut pas mourir qu'un vieillard qui ne peut pas jouer.

Tandis que l'Hamlet des Moralités Légendaires, qui est à certains moments plus Hamlet que l'Hamlet même de Shakespeare, tandis que son Hamlet rêve à sa propre mort dans le cimetière d'Elseneur: "Hé là-bas, vous! lui crie le second fossoyeur, voilà justement le convoi d'Ophélie qui monte! — Le premier mouvement du penseur est de singer à ravir le clown réveillé par un coup de mailloche à grosse caisse dans le dos; et c'est tout juste qu'il le réprime..." C'est toute l'attitude du poète dans la vie, réveillé sans répit par les coups de mailloche du destin, et n'est-ce pas l'attitude de quelque chose en nous qui est le noyau même de [XI] notre être, et qui ne peut pas croire, malgré ce qu'on affirme, que tout ce qui se passe se passe "pour de vrai"? J'ai choisi à dessein cet exemple, parce qu'il peut paraître un peu gros, mais ne marque-t-il pas d'un trait sûr, amusant et profond, l'inexplicable distraction de l'âme humaine qui va jouer on ne sait où cependant que le cœur se déchire, parce qu'elle sait sans doute tout au fond d'elle-même que les plus grands malheurs qui nous arrivent ne nous arrivent qu'en apparence?

Il semble qu'avant Laforgue on n'ait jamais osé danser ni chanter sur la route de la vérité. Tout Laforgue se révèle dans des traits de ce genre. Dans Lohengrin, fils de Parsifal, le grand-Prêtre ami de Séléné se lève, et se tournant vers les vierges assemblées "dans le silence polaire", il leur dit: "Mes sœurs, comme ces soirs vont décidément à votre beauté!" Eh bien, je vous affirme qu'à l'endroit où elle se trouve, cette petite phrase des faubourgs de la vie est plus conforme à je ne [XII] sais quel sourire auguste de notre âme que la page la plus éloquente sur la beauté des soirs. Quelques lignes plus haut, il s'écrie en face de la mer "au solennel bassin": "Oh! que tout cela est loin de mon village!" Et un peu plus bas (car j'ai pris une page au hasard et tout ceci se trouve sur le même feuillet), un peu plus bas le calembour lui-même est purifié par je ne sais quel vent du large, lorsqu'il dit gravement à la lune: "Je vous salue, vierge des nuits, plaine de glace", etc. Savez-vous bien qu'il fallait une puissance singulière pour purifier ainsi sans se tromper jamais le rire ordinaire de la vie, et pour le transformer comme il a fait en quelque chose d'aussi clair et d'aussi profond que les larmes? Et ne fallait-il pas posséder en soi plus d'un monde, pour être à même de rattacher ainsi à la vie générale de pauvres petites phrases qui flottaient égarées à la surface de la vie quotidienne? Ces petites phrases sans destinée ne représentaient-elles pas, elles aussi, au même titre [XIII] que tout ce qui existe, des sentiments humains qui demandaient à devenir plus nobles?

Il faut aimer tous ceux qui ont su purifier quelque chose: et celui-ci vraiment purifia notre rire. N'est-ce rien que d'avoir su retourner ainsi le comique inhumain, et d'en avoir pu faire je ne sais quelle joie tendre et presque affligée qu'on pourrait appeler "le comique angélique"? Qu'avions-nous pour traduire le sourire grave de notre âme au milieu de ses larmes, et le rire de nos plaisanteries habituelles se rapporte-t-il à notre âme et s'allie-t-il à rien de ce que l'âme adore? Mais voici qu'un enfant, de ces mille petites choses qui niaient jusqu'ici, nous a fait un poème qui vient nous affirmer aussi divinement que les plus grands poèmes la profondeur et la beauté de tout ce qui existe. Est-ce tout à fait sans raison que nous sommes quelques-uns à admirer celui qui fit tomber pour la première fois sur des terres maudites la plus pure rosée du sourire de Dieu?

[XIV] Et pour finir ceci, qui n'est que le Salve du seuil, je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Un très sage critique affirme quelque part que le seul juge de la valeur positive d'un poète est le peuple auquel ce poète appartient. "Nous autres Anglais, ajoute-t-il, qui ne comprenons pas Racine et goûtons peu Chateaubriand, nous devons cependant nous incliner et reconnaître qne Racine est l'un des plus purs poètes de la France, de même que Chateaubriand est un prosateur d'une puissance rare. Et d'un autre côté, les Français qui ne peuvent pas aimer notre Milton doivent néanmoins admettre que l'auteur du Paradis perdu est le plus grand de nos auteurs après le divin Shakespeare."

Il est juste qu'il en soit ainsi et que chacun chez soi demeure juge suprême de sa beauté. Mais ce qu'on dit ici des peuples, ne peut-on point le dire des générations? Il semble que tous ceux qui précèdent un poète dans la vie n'aient jamais qualité pour apercevoir une beauté qui est plus jeune [XV] qu'eux. Un poète n'est jugé justement que par ceux qui l'entourent et par ceux qui le suivent. Et c'est pourquoi je crois que l'œuvre de Laforgue, devant laquelle s'inclinent les meilleurs d'entre nous, n'a pas à craindre l'avenir...

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Jules Laforgue, Essai, par Camille Mauclair,
avec une Introduction par Maurice Maeterlinck.
Paris: Mercure de France 1896, S. VI-XV.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).

URL: https://archive.org/details/juleslaforgue00mauc
PURL: https://hdl.handle.net/2027/njp.32101072861154

 

 

 

Literatur

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URL: https://archive.org/details/cu31924027213994
PURL: https://hdl.handle.net/2027/coo1.ark:/13960/t3dz0th4k
URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k82456t

 

 

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