Léon Bloy

 

 

On demande des malédictions

 

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Editionsbericht
Literatur: Bloy
Literatur: Chat noir

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Texte zur Verlaine-Rezeption
Texte zur Mallarmé-Rezeption
Texte zur Theorie und Rezeption des Symbolismus

 

C'est M. Paul Verlaine qui sert de truchement aux pétionnaires. M. Paul Verlaine l'archi-ténébreux poète catholique de Sagesse, livre hermétique et à jamais inscrutable au sujet duquel je veux m'abstenir de proférer toute syllabe.

Donc, un certain nombre d'autres poètes ont senti le besoin d'être maudits – notoirement – et M. Verlaine s'est chargé d'informer plusieurs peuples. De là, les POÈTES MAUDITS, plaquette indicible, antérieurement publiée en articles dans un petit journal fort ridicule que la bienséance m'empêche de nommer.

C'est si beau d'être maudit! On ressemble ainsi au Diable, à Caïn et même à Judas, ces infortunés sublimes! Il est vrai que c'est terriblement romantique et, partant, sans nouveauté. Mais M. Verlaine est un romantique beaucoup plus intense que ceux de 1828.

C'est un romantique congelé sur le Parnasse du passage Choiseul. Il ne faut pas lui demander de chaleur ni de fluidité parce que ces choses manquent d'impassibilité et que, d'ailleurs, elles semblent appeler la bénédiction, opprobre absolu qu'il est toujours indispensable de conjurer.

Soit, mais alors je m'étonne de la présence de Tristan Corbière dans sa trilogie. Personne ne fut jamais plus brûlant et plus dévasté par une plus mobile démence que ce poète aliéné qui fluait partout.

Les deux autres, à la bonne heure! Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé sont des poètes immobiles et solidement assis dans la même pagode d'imbécillité parfaite où le lecteur exaspéré peut toujours leur décocher sûrement sa malédiction.

M. Verlaine nous déclare dès le début qu'il a du goût pour "le croassement". Cela expliquerait déjà beaucoup d'inconcevables citations, mais il a du goût pour plusieurs autres choses encore, comme vous allez voir.

Nous avons affaire, selon lui, à des "Poètes Absolus", à des "Tout-Puissants". Il ressent "un indicible orgueil d'avoir revendiqué pour les Lettres ces précieux noms" de poètes aux "vers sans égaux", "absolus par l'imagination, absolus dans l'expression, absolus comme les Reys netos des meilleurs siècles".

Je le demande. De quels autres termes pourrait-on se servir s'il s'agissait de révéler des Homères ou des Shakespeares que le monde ne connût pas? Et on se trouve tout de suite en présence du drolatique sonnet des Voyelles de M. Rimbaud et de son Oraison du soir, autre sonnet dont j'espère qu'il suffira de citer les deux tercets:

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin.
Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes.

On tombe ensuite sur les Assis, poème du même Arthur où se voient des "sièges fécondes", engendrant

De vrais petits amours de chaises en lisières

Puis, les Chercheuses de poux et l'intolérable vision du Bateau ivre, où le poète nous offre, en vingt-cinq strophes une "confiture" dont voici la recette: "des lichens de soleil et des morves d'azur".

Et enfin, on rencontre l'inconcevable Mallarmé, auteur absolument inintelligible du sonnet Le Tombeau d'Edgar Poë, "si beau affirme M. Verlaine, qu'il nous paraît faible de ne l'honorer que d'une sorte d'horreur panique".

Pour moi, je l'avoue, de tous les vers de ce dernier un seul m'a très fortement frappé, comme l'expression synthétique de la plus enflammée sottise de poète qu'il soit possible de conjecturer:

Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

Pour ce qui est de Tristan Corbière, encore une fois, il est inouï de le rencontrer en ces grotesques accointances. Celui-là était vraiment un poète non tout-puissant et absolu, comme le prétend ridiculement M. Verlaine, mais, néanmoins, très touchant ou très terrible quand la volonté d'être un fou ou la folie de paraître un indomptable volontaire ne le faisait pas divaguer.

Le poème intitulé: La Fin, par exemple, est, à coup sûr, une chose de premier ordre dans le grand pathétique amer. Et cet autre poème, Le Pardon de Sainte-Anne, est un incontestable miracle de beauté poétique et de sentiment naïf.

Du reste, il est remarquable que la folie moindre de Tristan Corbière est accompagnée d'un moindre délire de la part du commentateur. Mais quand il s'agit des deux autres, rien, non rien que la lecture même des Poètes maudits ne peut donner une idée du désorde lyrique de son enthousiasme.

Considérez, je vous prie, qu'après avoir épuisé toutes les formules hymnologiques de l'idolâtrie littéraire, haletant, poussiéreux, suant, crevé, n'en pouvant plus, il dit: "Arrétons-nous; l'éloge, comme les déluges, s'arrête à certains sommets".

Tout culte de latrie veut des images. M. Verlaine a fait graver les trois portraits. Celui de Tristan Corbière est nul d'expression. Le marin-poète a l'air d'un commis du Bon Marché, d'un employé des contributions indirectes ou de tout autre drôle du même département intellectuel.

Celui d'Arthur Rimbaud est plus intéressant. Ce jeteur de "gourme sublime, à la miraculeuse puberté, aux rimes très honorables", "ce Michelet de dessous des linges sales de femmes", ressemble à un jeune vélocipédiste assassin, quelque chose comme Troppmann dans sa fleur d'adolescence.

Si l'on veut du curieux, voici les réflexions que cette gracieuse image inspire à M. Verlaine:

"N'est-ce pas bien l'"Enfant sublime" sans le terrible démenti de Chateaubriand, mais non sans la protestation de lèvres dès longtemps sensuelles et d'une paire d'yeux perdus dans du souvenir très ancien, plutôt que dans un rêve même précoce... L'homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d'ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en orde et des yeux d'un bleu pâle inquiétant... Un Casanova gosse, mais bien plus expert ès aventures, ne rit-il pas dans ces narines hardies et ce beau menton accidenté ne s'en vient-il pas dire: "Va te faire lanlaire!" à toute illusion qui ne doive l'existence à la plus irrévocable volonte? Enfin, à notre sens, la superbe tignasse ne put être ainsi mise à mal que par de savants oreillers d'ailleurs foulés du coude d'un pur caprice sultanesque. Et ce dédain tout viril d'une toilette inutile à cette littérale beauté du diable!"

Enfin, l'effigie de l'incroyable Mallarmé nous offre l'idée d'un raté du billard qui se serait adonné à l'absinthe dans l'espoir de rattraper ses illusions. M. Verlaine n'hésite pas à le comparer au Cherubini d'Ingres. "La Muse, dit-il, n'est pas visible, bénissant le génie, mais elle est là tout de même et c'est bien une autre Muse pour un bien autre génie!"

Que pensez-vous de cet emballement prodigieux? Et bien! va te promener la honte et tant pis si c'est ridicule. J'aime cette folie d'enthousiasme, même quand elle porte sur des sottises et surtout quand elle apparaît dans un Impassible de profession. C'est un témoignage quelconque de l'âme humaine, après tout, et il n'y a dans ce chien de monde aucune autre chose qui mérite qu'on fasse trois pas pour la regarder!

 

 

 

 

Erstdruck und Druckvorlage

Le Chat Noir.
Jg. 3, 1884, Nr. 121, 3. Mai, S. 274.

Gezeichnet: Léon Bloy.

Die Textwiedergabe erfolgt nach dem ersten Druck (Editionsrichtlinien).


Le Chat Noir   online
URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427442r/date

 

 

Kommentierte Ausgabe

 

 

Literatur: Bloy

Amadieu, Jean-Baptiste / Glaudes, Pierre (Hrsg.): Léon Bloy cent ans après (1917-2017). Paris 2023.

[Bloy, Léon:] Bloy journaliste. Chroniques et pamphlets. Choix de textes, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index de Pierre Glaudes. Paris 2019 (= GF, 1607).

Brandmeyer, Rudolf: Poetiken der Lyrik: Von der Normpoetik zur Autorenpoetik. In: Handbuch Lyrik. Theorie, Analyse, Geschichte. Hrsg. von Dieter Lamping. 2. Aufl. Stuttgart 2016, S. 2-15.

Brissette, Pascal: La Malédiction littéraire. Du Poète crotté au génie malheureux. Montréal 2005 (= Collection "Socius").

Furgiuele, Gianpaolo: Les auteurs maudits et la malédiction littéraire. XIXe et XXe siècle. Paris 2023.

Glaudes, Pierre / Guglielmi, Francesca (Hrsg.): Bloy-Huysmans. Paris 2019

Lefrère, Jean-Jacques (Hrsg.): Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume (1891-1900). Paris 2010.

Millet-Gérard, Dominique: Le tigre et le chat gris. Vingt études sur Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans. Paris 2017.

Steinmetz, Jean-Luc: Ces poètes qu'on appelle maudits. Genève 2020.

 

 

Literatur: Le Chat noir

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Caroline, Crépiat: Le Chat Noir exposed. The absurdist spirit behind a 19th Century French cabaret. San Francisco, Calif. 2021.

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Didier, Bénédicte: Petites revues et esprit bohème à la fin du XIXe siècle, 1878-1889. "Panurge", "Le Chat noir", "La Vogue", "Le Décadent", "La Plume". Paris 2009.

Genova, Pamela A.: Symbolist Journals. A Culture of Correspondence. Aldershot u.a. 2002 (= Studies in European Cultural Transition, 13).

Grojnowski, Daniel: La Tradition fumiste. De la marge au centre. Ceyzérieu 2023.

Oberthür, Mariel: Le cabaret du Chat noir à Montmartre, 1881-1897. Genève 2007.

Schiau-Botea, Diana: Performing Writing: Le Chat Noir (1881-95); Le Courrier français (1884-1913); Gil Blas illustré (1891-1903); and Les Quat'z'arts (1897-8). In: The Oxford Critical and Cultural History of Modernist Magazines. Hrsg. von Peter Brooker u.a. Bd. 3: Europe 1880-1940. Oxford 2013, S. 38-59.

Vaillant, Alain / Vérilhac, Yoan (Hrsg.): Vie de bohème et petite presse du XIXe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique? Nanterre 2018.
URL: https://books.openedition.org/pupo/24447?lang=fr

Velter, André (Hrsg.): Les poètes du chat noir. Paris 1996 (= Collection Poésie, 302).

Vérilhac, Yoan: La Jeune Critique des petites revues symbolistes. Saint-Étienne 2010 (= Collection "Le XIXe siècle en représentation(s)").

 

 

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